Le schéma corporel est flexible et transformable
Aude Quesnot
Kinésithér Scient 2016,0577:01 - 10/06/2016
L’œuvre du neurophysiologiste Alain Berthoz éclaire d’un jour nouveau les rapports entre pensée et action. Adepte de l’interdisciplinarité, il n’a jamais cessé de dialoguer avec la phénoménologie de Husserl ou de Merleau-Ponty, dont beaucoup d’intuitions sont aujourd’hui confirmées.
Nous avons depuis un peu plus d’un an publié des billets philosophiques rédigés par notre collègue Martine Samé, kinésithérapeute et Docteur en Philosophie. Le dernier en date touchait aux pensées de Merleau-Ponty, indissociables philosophiquement de nos actes de rééducation. J’aimerais que ces réflexions et pensées évoluent avec vous, nos lecteurs, nos collègues, vers les neurosciences. À mon sens, cette interdisciplinarité est certes difficile d’abord mais tellement passionnante !
La kinésithérapie a connu un réel essor avec les épidémies de poliomyélite après la Deuxième Guerre mondiale avec l’évaluation musculaire et l’apparition du testing. Un excellent article de Philippe Deat en page 27 fait un point d’actualité sur ces évaluations musculaires, plus nombreuses et variées et maintenant quantifiées.
La biomécanique s’est fortement développée à partir des années 1970 avec la cinésiologie, l’étude des contraintes, la notion de poutre composite entre autres, que nous avons largement exploitée dans l’élargissement de nos champs de compétence et dans nos protocoles de rééducation.
La neurophysiologie fait partie de notre quotidien depuis l’apparition des chaînes de Kabat, du stretching, de la proprioception dans les années 1980. Néanmoins, il nous arrive toujours, dans des prises en charge délicates telles qu’un SDRC, un syndrome douloureux post-traumatique, une lombalgie multifactorielle par exemple, d’avoir recours aux outils cognitivo-comportementaux, qui vont de l’hypnose aux thérapies miroir, et qui nécessitent souvent un accompagnement par un psychologue clinicien et le soutien d’un centre anti-douleur. Ces patients sont blessés dans leur corps mais aussi perturbés dans leurs interactions sociales.
Des interactions sociales « normales » nécessitent deux pré-requis : le premier est le fait de constituer un corps propre et d’assurer la cohésion de soi. Cette perception de nous-même, de notre schéma corporel, notre conscience du corps a été mise en évidence au niveau cérébral à la jonction temporo-pariétale dans le cortex vestibulaire par Wilder Penfield (homonculus sensitif). Ce schéma corporel est flexible et transformable. Il correspond à un double de nous-même, voire à un double virtuel lié à notre développement sensori-moteur, nos pathologies, nos perceptions. Notre pratique clinique, que ce soit dans les douleurs du membre fantôme, les exclusions d’un doigt par exemple, ou d’un membre après un traumatisme, nous le prouve chaque jour.
Les travaux de recherche en réalité virtuelle ont mis en évidence que lorsque notre avatar était projeté devant nous, le fait de toucher l’avatar faisait ressentir très vite au sujet la sensation d’être touché.De la même manière, le fait de visualiser son avatar observer des tableaux, au cours d’une visite virtuelle dans un musée, fait ressentir au sujet des sensations équivalentes à celles qu’il aurait eues en observant lui-même les œuvres. L’homme peut donc manipuler son avatar dans le monde virtuel.
À partir de ces éléments, la rééducation de demain ne sera-t-elle pas celle de l’avatar en réalité virtuelle, pour permettre à celui-ci de transformer son schéma corporel avant de travailler l’original, surtout dans des schémas d’exclusion ou de douleurs majeures ?
Le deuxième pré-requis est de pouvoir manipuler les points de vue et les représentations de l’espace.
Il existe classiquement trois systèmes :
– le système géocentré qui représente l’espace vécu. Nous reproduisons ce que nous avons ressenti ou fait. À titre d’exemple, nous pourrions décrire « J’ai marché tout droit », « La route monte », « Je tourne à gauche ». Nous le retrouvons par exemple dans les GPS ;
– le système allocentré qui représente l’espace connu. Il correspond à une vue horizontale, un plan. Il permet également de faire un aller-retour en passant par des chemins différents. Celui-ci nous permet d’avoir une vision plus large et de choisir par exemple un trajet pour un objectif ;
– le système hétérocentré qui nécessite de se mettre à la place de l’autre.
En fonction des différences interindividuelles, ces stratégies cognitives peuvent être utilisées de manière concomitantes ou pas. Dans certaines pathologies, là encore, apparaissent des troubles de la manipulation de l’espace.
Certains protocoles de rééducation comme ceux proposés et validés par Moseley utilisaient déjà des représentations spatiales, à partir de photographies par exemple de main droite ou gauche dans différentes postures, ou des techniques de rééducation, soit en croisant les bras soit en miroir.
Poursuivons ces réflexions et gardons un cerveau flexible et adaptable !
© D.R.