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Hommage : Raymond Sohier et ma passion pour la kinésithérapie


- 21 février 2018

Suite au décès de Raymond Sohier, le 8 février dernier, un lecteur nous a adressé ce bel hommage que nous publions aujourd'hui.

Dans les années 1980, j’ai découvert Raymond Sohier, dont on m’avait assez peu parlé durant mes études (hormis les « voies de passage » de l’épaule et les « coxarthroses expulsives et pénétrantes »). Dès mon premier stage avec lui, mon chemin de praticien s’est considérablement éclairé. Les gestes thérapeutiques prenaient enfin réellement du sens.

Il était un enseignant passionnant, d’une grande culture, très accessible et toujours valorisant, conducteur d’une analyse rigoureuse qu’il fallait suivre très attentivement pour comprendre la synthèse conduisant au choix du geste thérapeutique pertinent. Un enseignant doublé d’un thérapeute manuel d’une redoutable habileté, patient, généreux, à notre écoute, guidant finement notre pratique puis nous laissant en autonomie sous son regard bienveillant.

Comment oublier cette main, chaude, charnue mais si légère et plastique, qui orientait et modelait la nôtre ? La qualité de son toucher, qu’il nous faisait partager ? Une pédagogie transmettant certes un savoir-faire, mais d’abord une sensorialité, dans sa dualité touchant-touché, et une qualité d’écoute de la réaction tissulaire. Il s’agissait bien de tromper en douceur la vigilance des capteurs de pression, en respectant les « trois temps » de l’approche, ce qui permettait de rester dans le micro-mouvement physiologique, avec le corps entier du thérapeute, en eutonie, engagé dans le geste. Percevoir alors, sous notre main ou notre doigt, un micro-dérapage, simplement en les posant judicieusement, était très étonnant. Pour les cervicales, un battement d’aile de papillon suffisait pour l’efficacité ! J’ai pu alors soulager, en totale sécurité, des personnes très âgées souffrant de cervicarthrose très avancée. Pourquoi en effet chercher à défoncer la porte quand on a la clé ? Le patient habituellement ne sent rien mais Raymond Sohier ajoutait toujours après la réaxation : « Senti ? ». Pour l’avoir éprouvé moi-même, je l’ai toujours interprété comme un cri de bonheur après le travail bien fait, plutôt que comme une quelconque influence psychologique sur le patient.

Le plus difficile était de visualiser les « forces abstraites » (et fugaces) « qui passent par là » et que les trabécules osseuses gardent en mémoire. On ne parlait pas encore de la « pratique basée sur les preuves » mais l’anatomie fonctionnelle, la biologie cellulaire et les radiographies cautionnaient tout ceci : les prédominances fonctionnelles des articulations liées aux prédominances musculaires, en fonction des positions articulaires, les forces qui sculptent ou érodent – compressions ou tensions stimulant ou détruisant à bas bruit selon qu’elles sont  alternantes ou permanentes ; cisaillements tendant à déplacer les centres articulaires, à modifier de ce fait les tensions ligamentaires et le tonus musculaire et à créer des adaptations antalgiques comme les antébascules du corps vertébral. Paramètres sur lesquels nous pouvions jouer, en agissant directement au niveau de l’interligne articulaire afin de recouvrer « l’invariance articulaire » confiée ensuite aux motricités automatiques.

Dès les années 1950-1960, avec sa vision duale du « mécanogène » et du « pathomécanogène », Raymond Sohier a fait entrer la kinésithérapie, par une porte spécifique, dans la mécanobiologie, nouvelle science maintenant largement enseignée et qui, sous certains de ses aspects, devrait intéresser fortement notre profession. Il ne s’agit plus seulement, en effet, de recouvrer une fonction mais aussi un équilibre biologique. Quel potentiel préventif pour les pathologies articulaires de dégénérescence en particulier !

Nous nous sommes rencontrés ensuite plus souvent car j’ai suivi plusieurs cycles de formation avec lui, organisé quelques stages et un congrès en Auvergne. Il m’a aussi encouragé à produire des travaux sur la position assise. Son cerveau était toujours en ébullition. C’était un jonglage permanent d’idées, une source inépuisable d’analyses qui dépassaient d’ailleurs la kinésithérapie et au cours desquels l’humour faisait soudainement irruption comme souvent dans ses livres. Une façon d’alternance d’après lui, un jeu nécessaire entre le cerveau gauche et le cerveau droit. Je me souviens d’un jour particulièrement mémorable. En gare de Clermont-Ferrand, nous attendions un stagiaire et le train était en retard. J’ai alors été témoin et bénéficiaire d’un véritable festival analytique qui m’a marqué à vie et encouragé à me perfectionner en analyse qualitative du geste. Alors que des voyageurs circulaient dans le hall, il m’encouragea à les observer : « Regarde celui qui porte le sac bleu sur l’épaule, la rotation de sa hanche gauche. Il change d’épaule. L’ajustement de ses hanches a changé… La jeune femme en robe rouge. Gravité postérieure. Rotation externe des hanches ! Regarde…Regarde… » J’ai pensé alors à Balzac, qui aurait sans doute souhaité être à ma place, tant sa curiosité pour les différentes démarches humaines était grande (Théorie de la démarche, essai paru en 1833) et j’ai regretté que, ce jour-là, le train n’ait pas eu plus de retard (1 h seulement). Décidément, le potentiel thérapeutique et préventif du « Concept Sohier » était immense !

Beaucoup plus récemment, j’ai participé à quelques-unes de ses formations à Bordeaux. Il se trouvait que j’étais assis « au fond de la classe » et en situation de voir de jeunes stagiaires qui, systématiquement, échangeaient entre eux durant l’exposé et se levaient périodiquement avec leur smartphone pour prendre des photos des « techniques ». Se rendaient-ils compte qu’ils avaient manqué l’essentiel : l’analyse qui avait précédé avec ces dessins dynamiques bien particuliers, rapidement esquissés, et dont il fallait suivre attentivement la production, sous peine de ne pas saisir le sens et les nuances des techniques ? « C’est l’analyse qui compte, disait souvent Sohier. Vous inventerez ensuite vos propres techniques. » Est-ce à cause de cette obsession de la « recette » qu’il a pu être insuffisamment lu et insuffisamment écouté donc insuffisamment compris ?

Après une longue vie de travail (recherche, soins, écriture, transmission), Raymond Sohier nous a quittés. Nous en sommes profondément attristés. Cette personnalité si forte et si attachante pour ceux qui le connaissaient bien va beaucoup nous manquer. C’est une puissante lumière qui s’est éteinte dans le monde de la kinésithérapie. Espérons que la profession dans son ensemble saura rendre un hommage à la hauteur de ce savant et de ses travaux si spécifiquement kinésithérapiques. Il nous faut maintenant continuer à diffuser son œuvre et essayer de la poursuivre. Nous lui devons bien ça. Il avait d’ailleurs prévu de nous encourager :

« Il reste le rêve, l’espoir d’un petit strapontin, discret mais vivace, perdu dans l’hémicycle des dieux.

Il faut bien après tout tenter d’asseoir ses connaissances quelque part ! L’auteur, ainsi se berce d’ironie, sans doute pour se cacher qu’il brûle de découvrir encore quelques braises chaudes endormies sous la cendre. Après tout, rien n’est jamais fini puisque l’avenir, comme notre travail, est en marche. Espérons qu’il avance d’un bon pas ! » (Deux marches pour la machine humaine, éd. Kinésciences, 1989, p.10)

Michel de Saint-Rapt (63)

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